– Pourquoi diable m’avoir réveillé ?
Pas content du tout, Robert Louis Stevenson ! Lui, si naturellement courtois, ne maîtrise pas sa mauvaise humeur ! Son épouse répond au reproche avec une patience souriante.
– Mais, mon ami, vous m’avez effrayée. Vous vous agitiez comme un diable et vous hurliez comme un damné !
Il se calme tout à trac.
– Je veux bien le croire. J’assistais à un meurtre absolument é-pou-van-table !
– Je vois cela. Encore une de ces représentations très privées dans le fameux petit théâtre de votre cervelle.
– Parfaitement ! Tout à fait le genre d’histoires que je cherche ces jours-ci. Un beau conte d’horreur. Un sujet idéal. Pour une nouvelle. Pour un roman. Seulement, par votre faute, j’ai manqué le dernier acte.
– Eh bien, Darling, il vous reste à l’écrire.
Stenvenson s’assied dans son lit. Tandis que son épouse tapote les oreillers, il se concentre pour fixer dans sa mémoire les images qui l’on traversé pendant son sommeil car il sait que, une fois éveillé, il doit les capturer très rapidement pour les apprivoiser. Depuis quelques années, il maîtrise parfaitement les subtilités de la chasse aux rêves ! Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
De son propre aveu, il est, enfant, un rêveur « ardent et mal à l’aise ». Il connaît d’ « épouvantables terreurs nocturnes ». Elles sont en partie provoquées par la maladie contre laquelle il lutte et luttera jusqu’à la fin, la tuberculose. Mais elles sont également nourries par les contes dont le berce sa « nanny ».
Allison Cunningham, dite « Cummy », est une Ecossaise bon teint. Dans son parler aux « cadences
majestueuses », elle conduit le petit garçon sur la lande où rôdent les lutins. Elle sait aussi, dans un « carillon de mots superbes », sonner la charge des bataille que livrent
ses ancêtres, les Covenantaires. Ou encore, d’une voix d’orage, elle lui décrit l’enfer où brûlent les anglicans de l’armée royale depuis le XVIIème siècle et pour l’éternité …
Le petit garçon, tour à tour fasciné et épouvanté, ne tarde pas à associer en des rêves effrayants ses deux grands soucis enfantins: la maladie qui l’empêche de « faire ses devoirs » comme un bon écolier et l’angoisse confuse devant la religion, le Bien, le Mal, Dieu et l’Enfer décrits par sa « nanny ».
Dans ses cauchemars, il se voit comparaître devant le « Grand Trône Blanc »et sommé de réciter, comme au tableau noir, une phrase qu’il ne peut articuler car sa langue reste collée à son palais !
« Et, pauvre petit bonhomme, je me réveillais cramponné à la tringle du rideau de mon lit, les genoux remontés jusqu’au menton. »
Déjà, il s’interroge sur le mystère des songes:
Ne sais-je comment toutes les nuits, Dans mon lit, La nuit noire repliée sur moi. Mon jeune cœur s’ouvrait à toutes les pensées Mauvaises … Comment, les yeux fermés Mes lèvres entre les doigts J’imaginais de nouveaux crimes ?
Plus tard, adolescent puis étudiant, il fait des rêves, si l’on peut dire … « normaux », néanmoins épuisants.Des nuits entières, sans savoir où il va, il monte interminablement les escaliers d’un immeuble mal éclairé, croisant des individus solitaires et indéfinis. Mais à l’aube, fourbu après des milliers d’étages, il se retrouve ramené … au rez-de-chaussée.
Point n’est besoin de consulter un « psy » pour décrypter le songe. Il décrit parfaitement le peu d’enthousiasme de Stevenson pour les études d’ingénieur qui lui sont imposées par les siens: il est censé succéder à son père et son grand-père dans l’admirable métier de constructeur de phares.
Il y échappe à cause de sa mauvaise santé et s’engage dans des études de droit. Sans effort mais sans conviction, il grimpe les marches qui le mènent à une carrière d’avocat qu’il n’exercera jamais. Bref, il se retrouve … au rez-de-chaussée !
En vérité, il n’imagine pas de vivre bourgeoisement dans l’austère société presbytérienne de sa natale Edimbourg. Il affiche insolemment un « look » de bohème et des pulsions d’aventurier. Comment, d’ailleurs, pourrait-il demeurer englué dans les brumes d’Ecosse alors qu’à douze ans il a découvert le ciel bleu de Menton ? Il ne songe qu’aux lointaines contrées lointaines et surtout aux routes qui y mènent, si possible buissonnières.
« Tu dois comprendre, écrit-il à sa mère, que je serai plus ou moins un nomade jusqu’à la fin de mes jours. Je dois être quelque part un vagabond. »
Il est atteint de bougeotte chronique. C’est une compensation des longues périodes d’immobilité imposées par sa maladie, et même, souvent, une thérapeutique efficace.
« Je ne voyage pas pour aller quelque part mais pour le plaisir du voyage. L’essentiel est de bouger. »
Inguérissable enfant, éternel errant, écrivain fécond, telle est sa triple vocation, qu’il inscrit dans les faits dès sa vingtième année. Il se lance en canoë dans une périlleuse descente de la Sambre et de l’Oise. Il traverse à pied les sauvages Cévennes en la seule compagnie de l’ânesse Modestine. Il tirera de ces héroïques expériences ses premiers livres: Voyage sur le continent et Voyage avec un âne dans les Cévennes.
Quelques années plus tard, il contera, dans l’Emigrant amateur, un autre voyage, plus lointain. Il s’agit cette fois des Etats-Unis où il rejoint la femme aimée.